Sur la scène holo centrale, les danseuses de sohorgo de l'Age médian évoluaient avec une grâce et une légèreté infinies. Les longues traînes arachnéennes de leurs chatoyants costumes s'enroulaient souplement autour de leurs corps et dessinaient des figures géométriques précises et éphémères tandis que les voix harmonieuses des trois chanteurs, assis sur leurs talons tout en haut de colonnes à parois d'eau enluminées, rythmaient mélodiquement la gestuelle des danseuses.
Les loges mobiles, grandes sphères blanches capitonnées ouvertes sur le devant par un balcon, flottaient silencieusement dans la grande salle de l'Amphithéâtre, un édifice conique érigé au cœur du parc du palais impérial. Aucune des loges n'était vide : pour rien au monde les courtisans n'auraient voulu rater ce spectacle rarissime, ordinairement réservé à l'exclusivité d'une douzaine de grandes familles syracusaines. Pour l'occasion ils avaient fait assaut d'élégance et s'étaient parés de leurs plus riches toilettes : somptueux tissus aux reflets changeants, lourds bijoux de dentelle d'optalium, couronnes-eau lumineuses, fonds de teint pastel ou blancs, lèvres peintes de vermillon, de bleu ou de noir, dents passées à la nacrelle rose, vert pâle ou azur... Ils espéraient ainsi donner le change, croyaient ingénument que ces rutilants plumages suffiraient à faire oublier leur pauvre ramage, leurs origines souvent médiocres, voire roturières. La seule qualité que voulaient bien leur reconnaître les chantres avertis de l'étiquette, c'était leur fortune. Les caisses du nouvel empire étaient pratiquement vides et les grands argentiers avaient organisé cette soirée dans le but non déclaré de les renflouer. Mais la façon qu'avaient les invités de dévorer les danseuses des yeux, de chercher à posséder du regard ce qui n'était que l'expression de l'éphémère, de l'insaisissable, ne trompait pas les amateurs éclairés qui, eux, goûtaient le sohorgo du bout des yeux, du bout des cils, comme s'ils voulaient éviter de troubler la perfection des mouvements dansés.
Les loges volantes se déplaçaient au ralenti. Leurs occupants variaient de temps à autre les angles de vue et les perspectives. Sur les murs concaves de l'Amphithéâtre se réfléchissait une lumière ténue, subtilement mordorée, baignant d'or incarnat l'eau parfumée d'une fontaine centrale. Des jets irisés et symétriques fusaient des gueules entrouvertes d'animaux stylisés. Groupés autour du bassin, les protecteurs de pensées, debout et impassibles dans leurs acabas blanches, attendaient tranquillement la fin du spectacle.
Dans la loge frappée du tout nouveau sceau impérial (un cercle blanc symbolisant l'univers et une couronne dorée à trois branches, emblème de Syracusa), Menati Ang, vêtu sobrement de pourpre unie, colancor et cape, se désintéressait des évolutions des danseuses sur la scène. Ses yeux noirs et luisants étaient rivés en permanence sur sa belle voisine dont le manteau moiré à large col s'harmonisait parfaitement avec les mèches ambrées finement tressées autour du cache-tête jaune. Une mince couronne diamantine rehaussait l'éclat du teint ivoirin de dame Sibrit.
Au bout d'un moment, n'y tenant plus, Menati Ang enfonça les barrières de son contrôle mental, se pencha sur elle et lui glissa quelques mots à l'oreille :
« Le spectacle vous plaît-il, ma dame ?
— Je n'y prends absolument aucun goût, mon seigneur ! répliqua-t-elle sèchement sans même daigner lever sur lui ses merveilleux yeux noirs aux reflets bleutés. Pourquoi vous obstinez-vous à me poser ce genre de question ? Vous savez pourtant que je suis assise à vos côtés uniquement parce que vous m'y contraignez, parce que vous vous livrez à un odieux chantage sur les vies de ma fille Xaphit et de dame Alakaït de Phlel, ma dame de compagnie ! »
A dessein, dame Sibrit n'avait pas contrôlé le volume sonore de sa voix. Ce fut suffisant pour que quelques têtes des loges voisines se tournent discrètement vers eux et que les regards se teintent de fugaces traînées de reproche. Mais l'on n'insista pas outre mesure, c'était quand même la loge de l'empereur de l'univers ! D'un simple geste de la main, Menati Ang commanda l'élévation de la loge qui s'envola vers le plafond à sept voûtes et se stabilisa à des hauteurs où nulle autre ne s'était jusqu'alors aventurée, juste en dessous de la nuée frémissante des bulles-lumière flottantes.
« Ne parlez pas si fort, ma dame ! murmura Menati Ang entre ses dents serrées. C'est un crime contre l'art de s'immiscer par la voix dans le silence de la perfection!... C'est également le signe manifeste d'un esprit provincial ! »
Cette fois, elle se tourna résolument vers lui et le fixa ardemment, farouchement, avec une violence haineuse dans ses yeux noirs.
« Ce n'est pas moi qui ai engagé cette conversation, mon seigneur ! siffla-t-elle. Et, puisque vous avez l'extrême délicatesse de me rappeler mes origines provinciales, ayez donc également la bonté de m'en laisser retourner dans cette province que vous semblez tant mépriser ! »
Il se mordit les lèvres, réaction inconsciente qui eut pour effet de fendiller le vernis brun dont sa bouche était peinte. Il dut battre le rappel de toutes les ressources de son contrôle mental pour ne pas exploser de rage. Il s'était donné jusqu'au dernier jour des fêtes impériales, décrétées sur les conseils du connétable pour célébrer avec faste la victoire totale des armées du nouvel empire sur l'Ordre absourate, dernier bastion de la Confédération de Naflin, pour réussir à conquérir dame Sibrit, cette femme qui s'ingéniait à le dédaigner, à le tenir dans un mépris, une froideur que rien ne paraissait être en mesure d'infléchir. Au-delà de ce sursis, il s'était juré de renoncer à elle et de la restituer à son père, l'illustre Alloïst de Ma-Jahi. Il avait pris cette décision contre l'avis du connétable, qui estimait qu'elle avait été le témoin direct de trop d'événements compromettants et qu'il fallait, en conséquence, la retenir de force au palais impérial ou encore, solution que Menati Ang se refusait catégoriquement à envisager, la réduire définitivement au silence.
L'empereur était parfaitement conscient que sa belle-sœur incarnait sa faiblesse majeure, sa plaie ouverte, et il était fermement résolu à mettre un terme à cette situation, qu'elle eût une issue favorable ou non. Tout au long de cette semaine de réjouissances, jouant ses dernières cartes, il l'avait invitée aux représentations de mime tridimensionnel, aux longues et féeriques soirées animées par les poètes et les musiciens, aux banquets officiels ponctués de ballets et de sculptures éphémères, il l'avait couverte d'attentions, de cadeaux et de fleurs, mais rien de tout cela n'avait pu la sortir de l'indifférence méprisante avec laquelle elle le traitait.
Bien que Menati Ang fît son possible pour dissimuler en public ses sentiments pour dame Sibrit, les rumeurs commençaient à se répandre : la veuve de Ranti Ang, la petite provinciale vierge, repoussait sans ménagement les avances de son illustre soupirant de beau-frère ! Comme s'il n'y avait pas d'autres femmes séduisantes à la cour ! Les dignitaires, à la fois étonnés et amusés, avaient un peu de mal à admettre que le maître déclaré de l'univers se trouvât à la merci des caprices d'une femme à qui le seigneur Ranti avait préféré Spergus, le petit paritole d'Osgor. En leur for intérieur et à l'abri de leurs protecteurs de pensées, ils jugeaient le comportement de Menati Ang tout à fait puéril et indigne de son rang et se demandaient ce qu'attendaient les conseillers proches de l'empereur pour mettre fin à cette situation ridicule.
« Qu'ai-je donc fait, ma dame, pour mériter pareil sort ? demanda-t-il d'une voix outrageusement suppliante. N'ai-je pas tenté de vous rendre cette semaine agréable ?
— Si vous désiriez réellement m'être agréable, mon seigneur, répliqua-t-elle, vous me laisseriez repartir en Ma-Jahi pour le seul plaisir d'exaucer ma volonté ! »
De l'endroit où ils se trouvaient, ils dominaient le double ballet des loges qui traçaient leurs molles arabesques au-dessus de la scène centrale, et des danseuses, lointaines taches brillantes et mouvantes. Par les hautes baies arrondies des murs cuivrés apparaissaient les frondaisons blanc et noir des ampasètes à damier et les faîtes multicolores et élancés des grands albotoès.
« D'ailleurs, cela vous rendrait un fier service, mon seigneur, reprit-elle. Les gens de cour racontent de méchantes fables à votre endroit ! A cause de moi vous voici la cible privilégiée des ragots. Ne croyez-vous pas qu'il y va de votre intérêt de vous débarrasser de moi au plus vite et de mettre un terme aux médisances ? »
Il l'enveloppa d'un regard douloureux et brûlant.
« La calomnie est un trait de caractère immuable de la nature courtisane, ma dame. Le fait que je sois la risée de ces flagorneurs m'importe peu ! Mais j'avoue que vous êtes parvenue à épuiser les ultimes réserves de ma patience. Je désespère maintenant de vous voir changer d'attitude à mon égard. Cependant, laissez-moi encore vous faire part de mon étonnement devant votre prétendu attachement à la mémoire de mon frère Ranti. Il a passé son temps à vous négliger, à vous humilier... Vous a-t-il jamais honorée de sa présence dans votre lit, ma dame ? »
Une ombre de réprobation passa sur les traits offusqués de dame Sibrit. « En cela il ne faisait que suivre les saints commandements de l'Eglise du Kreuz », protesta-t-elle du bout des lèvres.
Elle savait que cet argument aurait pour unique résultat de fournir à son interlocuteur une nouvelle occasion de libérer son fiel caustique. Un petit sourire cynique affleura sur les lèvres de l'empereur et découvrit ses longues dents teintes de nacrelle ambrée.
« Suivait-il ces mêmes commandements avec un petit paritole blond du nom de Spergus Sibar ? ironisa-t-il. Ma dame ! Ma dame ! Il ne vous a pas rendue femme pour la simple et mauvaise raison que seuls les corps des jeunes garçons éveillaient le désir en lui ! Et non pas, comme vous le prétendez, en vertu d'une quelconque observance de la loi kreuzienne !
— Taisez-vous ! lâcha-t-elle, aussi pâle que sa couronne diamantine. Taisez-vous ! Vous n'avez pas le droit de... »
Il la coupa sèchement.
« Ma dame ! De grâce, veuillez reprendre empire sur vous-même et modérer votre voix !... Vous savez bien que ce que je vous dis là est l'expression de la vérité ! La vérité est parfois blessante!... Pour en revenir à l'Eglise, elle tolère les relations charnelles entre époux pourvu qu'elles se conforment aux Tolérances conjugales décrites dans le code kreuzien de la vie appliquée... Et puis les lois, nous pouvons les interpréter à notre convenance. Ne cherchez donc plus à vous dissimuler sous de faux prétextes ! Abaissez, s'il vous plaît, ce masque d'hypocrisie qui sied si mal à votre beauté ! Nous ne sommes plus en âge, ni vous ni moi, de nous livrer à de puériles parties de cache-cache ! Votre prétendu amour pour mon crétin de frère n'a été et ne demeure qu'un leurre. Vous vous bernez vous-même, vous jetez un voile sur votre vraie nature de femme ! Et vous refusez votre chance, ma dame, cette chance unique qui vous tend les bras ! Elle vous offre un destin hors du commun et vous passez votre temps à vous justifier de ce flagrant manque de discernement...
— Ce n'est pas la chance qui me tend les bras mais vous, mon seigneur, vous l'assassin de mon mari et de deux de mes enfants ! La chance est un mot curieux dans votre bouche...
— Rassurez-vous, ma dame, je ne me formaliserai plus jamais de vos perfides allusions. N'est-ce pas d'ailleurs votre prétendu mari qui déclarait, juste avant sa mort, qu'il ne fallait pas mêler sentiments personnels et affaires d'Etat ? N'est-ce pas lui qui a ordonné froidement l'exécution de vos chers amis Tist et Maryt d'Argolon ?... Mais il suffit ! Je suis las de rabâcher les mêmes mots, de subir les mêmes reproches. Vous m'avez demandé une faveur il y a quelques instants : vous avez exprimé le souhait de retourner dans la province de Ma-Jahi, je crois. Eh bien, cette faveur, je vous l'accorde ! Dès demain, à l'aube du premier jour, vous serez libre de vos mouvements. Vous pourrez partir en compagnie de votre frère, Moulik de Ma-Jahi, dont j'ai remarqué la présence à la cour ces temps-ci... »
Dame Sibrit se rencogna dans le fauteuil de la loge. Interdite, incrédule, elle se demanda quel nouveau piège se dissimulait sous ces paroles.
« Votre fille Xaphit vous sera rendue, cela va de soi, poursuivit Menati Ang. Quant à votre dame de compagnie, dame Alakaït de Phlel, elle ne sera pas inquiétée, je vous en fais le serment. Vous serez cependant astreinte au silence d'Etat : vous ne devrez révéler à quiconque, je dis bien à quiconque, les circonstances du décès du seigneur Ranti ! Si, par le plus grand des hasards, vous vous avisiez de rompre ce silence, votre vie, la vie de votre fille et celle d'Alakaït de Phlel n'auraient plus aucune raison d'être épargnées. Ce silence est le gage de votre tranquillité... Surtout, ma dame, ne vous répandez pas en remerciements ! Cette décision tient davantage à vous qu'à moi. Rendez plutôt hommage à votre entêtement!... Peut-être pourrons-nous à présent goûter le sohorgo avec un plaisir dénué d'arrière-pensées... »
La loge impériale amorça sa descente et se fraya un chemin sinueux entre les loges courtisanes, lesquelles se faisaient un devoir de s'écarter ostensiblement lorsqu'elle sollicitait le passage vers la scène centrale. Jusqu'à la fin de la représentation, Menati Ang se claquemura dans un mutisme obstiné, boudeur. Ses yeux noirs, seuls signes de vie dans son visage impassible, suivaient avec détachement les gracieuses évolutions des danseuses.
Dame Sibrit n'osait pas encore ajouter foi aux promesses de l'empereur. Elles signifiaient pourtant la délivrance d'un monde auquel, malgré sa position privilégiée, elle s'était toujours sentie étrangère. Elle était comme un oiseau trop longtemps retenu prisonnier entre les barreaux d'une cage étroite et qui a perdu l'espoir de s'envoler. Et voilà soudain qu'on ouvre la porte de sa cage, qu'il contemple, inquiet, ce ciel infini qui l'effraie. La perspective de revoir les paysages désertiques de son enfance, de retrouver son père à qui elle vouait une profonde affection lui apparut comme une abstraction, une illusion.
Cette sensation était d'autant plus aiguë que la décision de Menati Ang, aussi inattendue que brutale, allait à l'encontre du songe qui lui avait rendu visite la nuit précédente. Depuis la disparition de Ranti Ang, c'était la première fois qu'un rêve clair l'avait tirée en sursaut, couverte de sueur glacée, du profond sommeil de la seconde nuit. Elle s'y était vue livrée au désir sensuel de l'empereur. Il avait triomphé de son corps écartelé avec une férocité proche de la bestialité. Mais ce qui l'avait le plus troublée, c'était que cet acte de chair répugnant, obscène, lui avait procuré une sorte de plaisir malsain, sale, et qu'elle avait pleuré de honte par la suite. Au premier matin, elle était restée une bonne heure dans son bain à émulsions lavantes pour se purifier de cette souillure mentale, pour extirper de sa peau toute trace de cette boue nocturne. Puis elle avait cherché à se convaincre que cette vision n'était pas prémonitoire, que ce songe n'était qu'un accident, un envoyé du hasard. Mais une intuition tenace lui avait soufflé qu'il exprimait, au contraire, l'évidence de ses propres contradictions, de ses propres faiblesses.
Or Menati Ang lui annonçait subitement qu'il renonçait à elle ! En même temps qu'un sentiment de soulagement, une toute petite pointe de dépit l'effleura, une vague lueur de regret qu'elle mit aussitôt sur le compte de sa nature versatile. Elle observa l'empereur à la dérobée. Il semblait absorbé dans la contemplation du sohorgo mais en vérité — cela n'échappait pas à sa perspicacité féminine — il dérivait sur une mer tourmentée de pensées déçues.
À la fin de la représentation, les danseuses et les chanteurs saluèrent cérémonieusement les spectateurs. Pas un bruit, pas un souffle, pas un mouvement de cils ne perturba le silence imprégné d'admiration. Un véritable triomphe.
Une loge ecclésiastique, capitonnée de violet et de blanc, se glissa subrepticement en face de la loge impériale. La face ratatinée de Barrofill le Vingt-quatrième, muffi de l'Eglise du Kreuz, surmontait le rebord plat du balcon et disparaissait sous un amas d'étoffes blanches. A ses côtés avait pris place le cardinal Frajius Molanaliphul, vêtu d'un surplis violet sur un colancor rouge et dont le visage rose vif, congestionné, trahissait un goût immodéré pour la bonne chère.
Le Pasteur Infaillible tendit sa main gantée de blanc au-dessus du balcon de la loge impériale. Menati Ang et dame Sibrit baisèrent du bout des lèvres et à tour de rôle l'énorme anneau muffial.
« Je vous souhaite le bon premier soir, Votre Sainteté, dit l'empereur. Avez-vous pris quelque plaisir au spectacle ?
— Je l'ai apprécié à son juste mérite, mon seigneur, répondit le muffi de sa petite voix aigrelette. Lorsqu'il est exécuté de la sorte, le sohorgo de l'Age médian est un art véritablement divin. »
Menati Ang devina que la présence de Barrofill le Vingt-quatrième dans l'Amphithéâtre n'était pas uniquement motivée par l'amour de l'art mais par cette entrevue, dont le caractère fortuit n'était qu'apparent.
« Les implantations de vos missions sur les planètes de l'empire se déroulent-elles selon vos prévisions, Votre Sainteté ?
— Nous n'avons pas à nous plaindre de ce côté-là, mon seigneur ! Chaque ville de chaque planète possédera sous peu son dôme kreuzien où sera prononcé le Verbe Vrai. Nos missionnaires accomplissent de véritables prodiges. Ils recueillent un nombre croissant de vocations dans les populations autochtones et nous serons heureux de recevoir bientôt des milliers de novices dans nos écoles de propagande sacrée. Et nous avons également entendu dire que la bonne volonté et l'efficacité des Scaythes inquisiteurs facilitent grandement la tâche de nos cardinaux et de nos évêques des missions. C'est une nouvelle dont nous nous réjouissons, mon seigneur.
— Le connétable y veille, dit Menati Ang. Ces jours-ci, il se déplace lui-même de planète en planète afin de ne laisser à personne d'autre le soin de contrôler la cohérence de l'organisation impériale, dont l'Eglise est une pièce maîtresse... »
Les petits yeux délavés, éteints, du cardinal Molanaliphûl ne cessaient de fixer dame Sibrit. Ce regard, un mélange incertain de dégoût visible et de concupiscence rentrée, la mettait mal à l'aise. Elle avait l'impression que cet homme, tapi dans la pénombre de la loge comme un charognard, la dépouillait, dénudait son âme et son corps. Elle avait hâte que se termine l'entretien entre l'empereur et le muffi pour échapper à la brûlure de cet examen indiscret. Elle bouillait maintenant d'impatience de regagner ses nouveaux appartements du palais impérial, d'embrasser sa fille, une gamine espiègle à laquelle elle commençait à vraiment s'attacher, et de préparer son départ. Elle projetait également d'envoyer sans délai un messacode à son frère, Moulik de Ma-Jahi, pour qu'il prît toutes les dispositions nécessaires avant un ultime revirement de Menati Ang.
« Mon seigneur, cet endroit n'est guère propice aux conversations, observa le muffi dont la vivacité, l'acuité du regard sans cesse en mouvement démentaient l'onctuosité des gestes. Nous sollicitons de votre bienveillance une audience privée. Et, si cela peut vous agréer, dès ce soir. »
L'empereur ne chercha pas à dissimuler sa contrariété.
« Ce soir ? Mais, Votre Sainteté, vous n'ignorez pourtant pas que c'est la dernière nuit de réjouissances ! Je me dois d'honorer de ma présence la grande soirée de poésie élégiaque donnée dans les jardins du palais. J'y suis contraint : elle est retransmise en bullovision universelle et en U.A.S.F.
— Je sais votre emploi du temps très chargé, mon seigneur, mais permettez-moi d'insister. Ce que nous avons à vous confier est urgent. Et, nous vous en faisons le serment, cette entrevue n'excédera pas quelques minutes de votre précieux temps. »
Dans la bouche de ce vieillard patelin, ces paroles en apparence anodines résonnaient comme une menace voilée.
« Eh bien, soit, Votre Sainteté ! Accordez-moi toutefois quelques instants de répit, le temps de raccompagner dame Sibrit dans ses appartements, et retrouvons-nous dans la petite salle des réceptions privées.
— Cela nous conviendra parfaitement, mon seigneur », murmura le muffi en s'inclinant.
Sa loge se fondit dans le flot désordonné des autres sphères blanches. Menati Ang se demanda fugitivement quelle idée retorse avait bien pu germer dans la tête du Pasteur Infaillible. Avait-il eu vent du complot que Pamynx et certains cardinaux ourdissaient contre lui ? Impossible ! Ils avaient pris toutes les précautions...
Avant que la loge impériale ait eu le temps de se poser sur le carrelage de marbre noir, plusieurs courtisans s'en vinrent quémander à leur tour la faveur d'un entretien particulier avec Menati Ang afin de solliciter son souverain arbitrage pour de sombres questions de préséance honorifique ou familiale. Il s'en désempêtra par l'octroi de vagues promesses étayées de sourires doucereux. Les danseuses du sohorgo, alignées sur le devant de la scène, recevaient les félicitations un tant soit peu appuyées d'admirateurs qui étalaient leur ravissement avec une complaisance de paritole. Malgré la débauche d'efforts qu'exigeait leur art millénaire, aucune trace de transpiration ni de fatigue n'était décelable sur les traits détendus des jeunes femmes. L'empereur, suivi de dame Sibrit, s'approcha d'elles pour les congratuler avec la sobriété et la dignité qui convenaient à un fils de noble famille.
A peine les spectateurs posaient-ils le pied hors des loges que leurs protecteurs de pensées leur emboîtaient instantanément le pas. Ces mouvements divers engendraient un désordre total autour du bassin central, un mélange incohérent de faces poudrées, minaudeuses, et de capuchons blancs, anonymes. Menati Ang suspendit un instant les formalités et les hypocrisies d'usage, se pencha sur dame Sibrit et chuchota :
« Nul besoin de vous demander, je pense, s'il vous plairait de m'accompagner à cette soirée de poésie élégiaque... J'en connais la réponse... »
Elle se contenta de fixer le sol d'un air buté.
« Je vais donc vous ramener une dernière fois à vos appartements. Après quoi, je vous jure sur ce que j'ai de plus sacré de ne jamais plus vous importuner ! »
Des lambeaux de tristesse se déchiraient dans sa voix. Tout autour d'eux se pressait la foule des courtisans, ronde tourbillonnante et pépiante de sourires crispés, de manières affectées, d'yeux volages, de voix bruissantes, de mèches extravagantes et colorées, de teints blafards. Cette ambiance de volière sophistiquée, ce culte de l'apparat, de la façade, indisposaient plus que tout dame Sibrit qui préférait, à tout prendre, les manières brutales de Menati Ang. Elles avaient au moins le mérite — ou l'excuse — d'une certaine sincérité. Les femmes, en particulier, la toisaient du haut de leur dédain hautain tout en lui adressant des petits signes de main et des mimiques A.P.D. figées. Elles ne lui pardonnaient pas de monopoliser et de mépriser les faveurs du Ang alors qu'elles, elles multipliaient à l'envi les poses aguicheuses et les mines enjôleuses, cherchaient par tous les moyens à se faire remarquer à l'ombre falote de leur terne époux et n'obtenaient de l'empereur qu'une indifférence qui les désespérait.
Au bout d'un moment qui parut interminable à dame Sibrit, Menati Ang parvint enfin à s'extraire des mille tentacules de l'insatiable pieuvre courtisane. Ils sortirent par le monumental portail central de l'Amphithéâtre. Une escouade imposante de la garde impériale, composée de mercenaires de Pritiv vêtus d'uniformes et de masques noirs, se joignit aux six protecteurs déjà placés dans le sillage de l'empereur.
Un peu en retrait suivaient les protecteurs personnels de dame Sibrit, visages ensevelis dans les capuchons de leur acaba blanche brodée de liserés rouges. L'un de ces deux Scaythes n'était autre qu'Harkot, le tueur mental expert, héros de la bataille de Houhatte — on l'avait présenté comme un héros, et pourtant il n'avait rien fait d'exceptionnel ; curieux, ce besoin des humains de tout glorifier... Harkot avait persuadé son complanétaire, protecteur attitré de dame Sibrit, de lui céder provisoirement sa place. Persuadé n'était pas le mot exact. L'Hyponériarcat avait simplement émis une impulsion et avait dissous le germe vital du protecteur dans le conglomérat chargé du Plan. Harkot pensait que sa présence constante auprès de la veuve du seigneur Ranti Ang constituerait la clé majeure du succès de son entreprise. Une fois dans la place, il n'avait rencontré aucune difficulté à déceler une faille béante dans l'esprit de dame Sibrit : cette femme se livrait en permanence à un jeu subtil d'attirance et de répulsion. Si elle se refusait à l'empereur, ce n'était pas qu'elle ne l'aimait pas, c'était seulement qu'elle avait peur de ses propres désirs. De plus, elle possédait l'intéressante propriété de capturer le futur dans ses songes. Pendant son sommeil elle voyait des scènes qu'elle volait au temps. Cette étrange faculté, qui n'avait rien à voir avec le travail de prévision des maîtres germes, captivait le tueur mental. Il avait informé le muffi de l'Eglise kreuzienne des résultats de son inquisition. Ils avaient décidé de mettre à profit l'absence providentielle du connétable, en mission d'inspection sur les planètes de l'empire, pour passer immédiatement à l'action.
L'escorte impériale traversa le parc que les éclats mourants de Soleil Saphyr, qui s'abîmait à l'horizon, enluminaient de bleu et de mauve. La première nuit s'annonçait. Déjà les bulles-lumière flottantes planaient au-dessus des allées et s'emplissaient d'une clarté laiteuse. Au-delà des massifs et des bosquets se dressait la gigantesque façade bleu ciel du palais, ornée d'une multitude de sculptures fluorescentes et surmontée de tourelles pastel recouvertes de leur chapeau d'optalium rose. L'escalier central déroulait ses marches de lapis et de nacre jusqu'au vaste perron d'honneur. Sur les pelouses fuchsia et vertes, les saliers huppés déployaient une à une leurs plumes chamarrées et faisaient des roues pailletées d'or. Un peu partout, sur les passerelles autosuspendues et sur les corridors aériens, déambulait une foule pressée de serviteurs en veste blanche et colancor rouge, de gardes pourpres et d'agents de la sécurité. Dès qu'ils apercevaient l'empereur, ils s'immobilisaient et se fendaient d'une profonde révérence.
Dame Sibrit avait beaucoup joué avec le manque d'intimité qui caractérisait la vie au palais pour repousser les assauts parfois violents de Menati Ang. Bon nombre de serviteurs étaient des agents de l'Eglise ou du connétable. Elle avait su le lui rappeler lorsque, fou de désir, incapable de se maîtriser, il avait été sur le point de forcer sa porte : il avait beau être l'empereur des mondes recensés, il n'en était pas moins dépendant de l'humeur de Barrofill le Vingt-quatrième et de celle de Pamynx. Elle s'était arrangée avec ses caméristes, des Osgorites rieuses et délurées, pour que l'une d'elles restât toujours à proximité, prête à accourir au moindre signal et à servir de témoin lors d'une éventuelle perte de contrôle mental de l'empereur. Ce qu'elle ne savait pas, c'était que les servantes osgorites poussaient le dévouement jusqu'à servir de pâture aux ardeurs frustrées de leur souverain. Il les prenait brutalement dans les couloirs, dans le conversoir, debout contre un mur, assis sur un canapé autosuspendu puis, après s'être vengé sur elles, se retirait comme une ombre dans la suite impériale, suivi de ses six protecteurs.
Maintenant qu'elle avait triomphé de la convoitise de son beau-frère, dame Sibrit en arrivait presque à regretter cette victoire. Ce jeu de séduction entre Menati Ang et elle avait un aspect attrayant, plaisant, qu'elle aurait été bien en peine de nier. Il l'avait tirée de sa léthargie, de l'ennui qui avait été son lot durant ces longues années passées à attendre le bon vouloir d'un seigneur et époux contempteur.
Menati Ang s'immobilisa sur le perron. Ses yeux flamboyants se fichèrent dans ceux de dame Sibrit. Elle ne put soutenir l'intensité de son regard.
« Je vous laisse regagner de vous-même vos appartements, ma dame, dit-il d'une voix rauque. Je vous souhaite une bonne nuit et... vous dis adieu. Votre vœu le plus cher est exaucé : vous ne me reverrez plus ! Vous pouvez partir avec votre fille quand bon vous semblera. Le plus tôt sera le mieux... »
Il se retourna si brusquement que sa cape pourpre s'enroula autour de son corps. Puis, luttant contre la terrible tentation de rebrousser chemin, il s'éloigna d'un pas rageur, suivi de ses gardes et de ses protecteurs, en direction d'une porte latérale.
Distraite, rêveuse, dame Sibrit emprunta machinalement les plates-formes ascensionnelles, les longs couloirs porteurs, et traversa l'aile droite du bâtiment à l'extrémité de laquelle se trouvaient ses appartements. L'un de ses protecteurs suivait avec une attention soutenue le subtil revirement qui s'opérait dans son esprit. Depuis que l'empereur lui avait signifié sa décision de se séparer définitivement d'elle, elle n'avait plus envie de partir. Elle se disait que cette nuit, s'il venait faire le siège de sa chambre, elle ne fermerait peut-être pas la porte. Mais c'était trop tard, c'était maintenant à son tour d'endurer les tourments de la solitude et de la frustration.
Harkot se mit aussitôt en rapport mental avec son relais auprès du muffi.
Un huissier du palais introduisit le Pasteur Infaillible dans la petite salle des réceptions privées, entièrement tapissée de boiseries précieuses et parfumées. L'empereur, rêveur, l'y attendait. Ses doigts jouaient avec les gouttes scintillantes d'une fontaine murale.
Comme l'exigeait le protocole, l'escorte des protecteurs du pontife resta hors de la pièce et attendit dans l'antichambre. Précaution purement symbolique : ce n'était pas une cloison qui pouvait les empêcher de continuer à remplir leur double tâche de protection et d'inquisition. Barrofill le Vingt-quatrième s'inclina devant Menati Ang puis lui donna à baiser son anneau.
« Laissons cela, voulez-vous ! gronda Menati Ang en repoussant sans ménagement la main du muffi. Nous ne sommes pas en public ! Asseyez-vous et dites-moi ce que vous avez à me dire. Je suis pressé ! »
Le muffi sourit et se cala confortablement dans un fauteuil d'optalium tressé.
« Je vous vois préoccupé, mon seigneur... Votre esprit serait-il accaparé par quelque méchante affaire ? »
Menati Ang savait que le chef de l'Eglise du Kreuz, qui disposait d'un réseau d'informateurs très efficace, était parfaitement au courant de ses déboires sentimentaux. Aussi ne chercha-t-il pas à feindre.
« Peine de cœur n'est que l'expression de l'illusoire, dit le poète... Vous m'avez promis que cet aparté ne durerait que peu de temps. Ne nous égarons donc pas en vaines digressions ! »
Aux yeux du muffi, cette irritation démontrait toute la validité du raisonnement de l'expert Harkot, basé sur la réalisation des désirs prioritaires de l'empereur. Le Pasteur Infaillible raffermit intérieurement sa résolution : il jouait sa vie en cet instant précis. Il n'avait pas encore réussi à déterminer s'il avait opéré un choix judicieux en se rangeant du côté d'Harkot. Il darda ses petits yeux noirs et chafouins sur son interlocuteur. Leurs prunelles sombres brillaient d'un vif éclat qui contrastait violemment avec la blancheur mate de sa chasuble, de son colancor et de son visage poudré.
« Mon seigneur, ce que nous avons à vous dire pourrait... marquer un tournant décisif dans la conduite des affaires de l'empire et de l'Eglise...
— Diable ! J'avoue que vous éveillez de l'inquiétude en moi, Votre Sainteté », s'exclama Menati Ang d'un ton mi-amusé, mi-intrigué.
Il ne pouvait s'empêcher d'éprouver de la pitié pour ce vieillard condamné à mort qui se figurait toujours tout régenter en ces bas mondes.
« Il s'agit de la personne du connétable Pamynx, reprit Barrofill le Vingt-quatrième. Sa présence à vos côtés ne nous paraît plus... aussi souhaitable qu'elle le fut par le passé ! »
Par le biais de son contrôle mental, l'empereur s'abstint de dévoiler toute la stupeur dont ces paroles l'avaient frappé.
« Eh bien, comme vous y allez, Votre Sainteté ! parvint-il à articuler ? Vous n'ignorez pas toute l'étendue des services rendus à notre famille et à votre Eglise par le connétable ! Bien que n'étant pas syracusain de naissance, ni même humain, il nous a fait, à vous et à moi, le don inestimable de ses immenses facultés. Il n'a toujours eu en tête que les intérêts du peuple syracusain...
— Nous ne le savons que trop, mon seigneur ! s'empressa d'approuver le muffi, désireux de corriger au plus vite la mauvaise impression laissée par sa brutale entrée en matière. Le Scaythe Pamynx a été, en apparence, un fidèle et loyal serviteur de votre famille et par là même de notre Eglise. Il n'est pas de notre propos de revenir sur cette réalité. Mais en l'occurrence, nous parlons du passé et ce qui nous intéresse, c'est l'avenir. L'avenir est le champ inexploré où se joue notre destin. Or certains éléments nous ont amené à penser que le connétable Pamynx ne représente plus l'avenir.
— Quels éléments ? coupa sèchement l'empereur. Je suppose que si vous vous êtes donné la peine de vous déplacer pour m'en entretenir, c'est que vos arguments sont concrets, vérifiables, et ne font pas partie de ces affabulations dont sont tant friands les courtisans et les hommes d'Eglise. »
Le muffi conserva la maîtrise de son contrôle mental et ne releva pas la causticité de l'allusion.
« Il se trouve que j'ai eu des contacts privilégiés avec certains proches du connétable, mon seigneur, et que ceux-ci m'ont alerté sur ses manquements caractérisés qui peuvent entraîner l'empire à sa perte. Ses potentialités mentales sont généralement admises comme exceptionnelles, mais elles risquent de se révéler insuffisantes pour combattre avec succès les véritables ennemis de l'empire. Ceux dont nous ne soupçonnons pas l'existence mais qui, dans l'ombre, jettent les bases de la sédition...
— L'Ordre absourate a été démantelé ! Anéanti ! rétorqua Menati Ang. Je ne vois pas qui pourrait encore...
— Les résidus de la science inddique, mon seigneur !
— Ces pratiques de mauvaise sorcellerie ? Allons donc !
— Le connétable, malgré ses engagements maintes fois réitérés à ce sujet, n'a pas réussi à capturer la fille de Sri Alexu, l'un des derniers maîtres de la science inddique. Cela signifie qu'elle détient le secret d'une technique qui lui permet d'échapper systématiquement à l'inquisition et à la mort mentale. Probablement l'une de ces mauvaises sorcelleries, selon votre expression, que son père a eu le temps de lui léguer avant sa mort...
Et maintenant, imaginez un instant qu'elle transmette sa connaissance à d'autres et que cette connaissance se répande comme une bombe à propagation lumineuse dans l'univers ! Essayez d'entrevoir les difficultés insurmontables auxquelles nous serions confrontés. Vous et moi, ou qui que ce soit à la tête de l'Eglise, perdrions le contrôle mental de nos sujets ! Nous serions impuissants à prévoir les manœuvres de nos ennemis!... Nous ne pouvons tolérer une telle vulnérabilité, même si nous pouvons compter sur l'interlice et les assassins de Pritiv. On m'a signalé le cas d'un petit employé d'une compagnie de transfert, la C.I.L.T., qui est venu en aide à cette fille et qui, depuis, demeure introuvable, indécelable. Il est même parvenu à tenir en échec, de manière inexplicable, l'inspobot de la compagnie lancé à sa poursuite, un modèle Thu à reconnaissance cellulaire... L'Ordre absourate n'était qu'un fantôme d'ennemi : il n'y a qu'à constater avec quelle dérisoire facilité il a été écrasé ! J'ai appris, comme vous sans doute, que le mahdi Seqoram était décédé depuis plus de quarante années standard et qu'un collège décisionnel d'anciens gouvernait à sa place... Le vrai danger réside dans ces germes dispersés et invisibles d'opposition que le connétable commet l'irréparable erreur de négliger, favorisant ainsi leur développement. »
L'empereur lissa nerveusement la mèche noire et torsadée qui tombait sur le côté droit de son visage.
« Ces... proches de Pamynx qui vous ont tenu ces propos, qui sont-ils, Votre Sainteté ? »
Le muffi redressa le buste et approcha son visage de son interlocuteur.
« Des Scaythes qui se sont entraînés sans relâche pour tirer toute la quintessence de leur potentiel psychique... Ils ont, eux, réussi à détecter ces germes ennemis et sont armés d'une grande volonté de les annihiler. L'un d'eux, tout particulièrement, qui a ressenti la nécessité d'une action urgente... »
Menati Ang se leva de son fauteuil et se rendit à grands pas à l'autre extrémité de la salle des réceptions privées, les traits empreints d'une grande perplexité.
« Votre Sainteté, ai-je bien saisi l'objet de votre démarche ? lança-t-il soudain d'une voix sévère. Vous êtes en train de me soumettre l'idée de relever le connétable Pamynx de ses fonctions et de le remplacer par un suppléant de votre choix ! Avouez que votre méthode manque d'élégance : profiter de son absence prolongée pour vous précipiter ici et l'accuser d'incompétence, voilà qui n'est pas très honnête pour un homme d'Eglise ! Vous auriez pu attendre son retour et lui donner une chance de se défendre !
— Le connétable aurait été présent dans ce palais, mon seigneur, nous n'aurions pas eu cette entrevue : il a des yeux et des oreilles partout, dans chaque recoin, derrière chaque porte, chaque mur ! Il est informé seconde après seconde du moindre de nos mouvements. Son absence vous offre justement une occasion unique d'ouvrir les yeux sur les troubles ultérieurs que peuvent entraîner ses insuffisances. D'autre part, nous pensons que son importance dans l'organisation du nouvel empire devient démesurée et nous sommes persuadé que cette recherche forcenée du cumul des pouvoirs est destinée à la réalisation d'un projet connu de lui seul !
— Quel projet ? » aboya Menati Ang que les insinuations répétées du muffi commençaient à irriter.
Les mots du Pasteur Infaillible s'instillaient comme un lent poison dans l'esprit de l'empereur, dont le contrôle mental A.P.D. ne résistait pas à l'évocation de l'ombre grandissante, gênante, du connétable. Selon Harkot, cette peur inconsciente de la puissance de Pamynx engendrait chez Menati un désir confus mais virulent de s'en affranchir et constituait sa deuxième priorité mentale. L'empereur se demandait souvent ce qui poussait le connétable à faire preuve d'autant de zèle envers sa famille et le peuple syracusain. Il n'avait pas encore trouvé de réponse satisfaisante à cette question. La vague amitié qui avait uni Pamynx à son père, Arghetti Ang — pouvait-on parler d'amitié de la part d'un Scaythe d'Hyponéros ? — ne semblait pas un motif suffisant. Le muffi s'étendit donc sur ce sujet, qui était l'une des clés essentielles de son argumentation :
« Un projet, je vous le répète, mon seigneur, dont personne d'autre que lui n'a pour l'instant connaissance.
Ces mêmes Scaythes dont je vous ai parlé ont toutefois cru deviner que le connétable accomplissait une œuvre dont nous ne serions, vous, moi et tous les autres, que de simples pions ! Ainsi ces prétendues loyauté et fidélité ne sont probablement que des voiles pernicieux jetés sur une réalité bien différente de celle à laquelle nous sommes en droit de nous attendre.
— Ce ne sont que des mots, Votre Sainteté ! protesta Menati Ang. Des rumeurs, des bruits... Les mots sont si souvent employés à des fins inavouables ! Il me faut des preuves ! Des preuves, vous m'entendez ? La fable que vous me chantez là m'a tout l'air d'une énormité ! Par ailleurs, puisque vous me parlez de voiles, dévoilez-moi donc dès à présent votre intérêt personnel dans cette histoire !
— Mais, mon seigneur, l'intérêt divin du Kreuz !
— Oui, bien sûr ! A question médiocre, réponse banale ! ironisa l'empereur. Cette explication est cependant trop simpliste pour que je puisse m'en satisfaire...
— Les intérêts de l'Eglise sont liés à ceux de l'empire, mon seigneur. Le formidable appareil de gouvernement actuellement mis en place...
— Grâce au plan du connétable ! rappela Menati Ang, acide.
— Je ne l'oublie pas, concéda le muffi dont le regard était de plus en plus acéré. Nous avons été le premier à soutenir le projet du connétable lorsque celui-ci est venu nous le soumettre. Mais encore une fois, cela appartient déjà à l'histoire... Ce formidable appareil de gouvernement, donc, nous permet de porter le Verbe Vrai sur les confins les plus reculés de l'univers connu. Là où nos missionnaires étaient jusqu'alors ignominieusement traités, soit expulsés, soit emprisonnés, soit martyrisés. Le Verbe Vrai est en passe de devenir le Verbe Universel ! Ainsi s'accomplit la prophétie de Salaïne le Pieux : Le jour viendra où les planètes réunifiées sous une même bannière connaîtront l'expansion infinie du Feu du Divin Amour... Il est par conséquent de notre devoir sacré de nous préoccuper au plus tôt de ces germes déstabilisateurs, susceptibles de retarder l'avènement de la Vérité.
La prévision des événements sur le long terme est la marque d'un grand monarque, mon seigneur.
— Vous dites cela pour vous, Votre Sainteté ?
— Nous ne sommes que l'humble représentant du Kreuz sur ces mondes d'en bas, mon seigneur ! se défendit Barrofill le Vingt-quatrième. Mais vous qui gérez les affaires de ces mondes, vous avez dès aujourd'hui la possibilité de faire la démonstration de votre sagesse, de signer votre règne d'une empreinte glorieuse et indélébile. »
Une certaine fébrilité envahissait maintenant l'empereur, qui arpentait la pièce de long en large.
« Mais vous-même, Votre Sainteté, n'êtes-vous pas le jouet de quelque machination ? objecta-t-il d'une voix mal assurée. Ne s'est-on pas servi de vous pour assouvir une vengeance à l'encontre du connétable ? »
Le muffi marqua une pause pour donner plus de poids à ses paroles. Il avait ébranlé l'empereur mais il restait encore à lui donner le coup de grâce.
« Nous sommes en mesure de vous proposer une petite démonstration des facultés de ceux qui nous ont choisi comme ambassade auprès de vous, mon seigneur. »
Menati Ang ne songea pas à dissimuler la curiosité qui s'empara de lui.
« Ah ? Une démonstration ?
— Une petite expérience sur la personne de... dame Sibrit », répondit le Pasteur Infaillible avec une lenteur calculée.
L'empereur blêmit. Son contrôle A.P.D. étant inopérant, il posa ses doigts en éventail sur son visage. L'évocation de ce nom érigea soudain un mur de silence hostile entre eux.
« Nous savons quel attachement vous lie à la fille du grand Alloïst de Ma-Jahi, reprit le muffi d'une voix conciliante, toute prudence dehors. Et nous verrions cette union d'un très bon œil ! Elle recueillerait, n'en doutez pas, l'assentiment général et la bénédiction du Kreuz...
— Où voulez-vous en venir ? rugit l'empereur sans desserrer les dents. Il m'est intolérable que vous mêliez ma belle-sœur à vos sombres intrigues !
— Mais elle n'y est pas mêlée, mon seigneur ! Pas directement, rectifia le muffi. Vous souhaitiez des preuves concrètes de l'efficacité de nos amis et ils sont disposés à vous les fournir. N'y voyez pas d'offense envers vous mais plutôt un désir profond, sincère, de vous rendre service. Vous avez actuellement l'impression que dame Sibrit dédaigne vos sentiments, n'est-ce pas ?
— Ce n'est pas une impression, murmura Menati Ang, mi-courroucé, mi-désolé. C'est une certitude !
— Justement, mon seigneur ! Ces amis sont persuadés qu'elle ne vous repousse qu'en surface de son esprit et que, au fond d'elle-même, sans se l'avouer, elle désire cette union plus que tout au monde.
— Balivernes ! glapit l'empereur. Sottise pure et simple ! A la fin de la représentation du sohorgo, je l'ai même autorisée à se retirer dans sa province de Ma-Jahi, auprès de son père, conformément à son souhait et contrairement à l'avis du connétable. »
La face ratatinée de Barrofill le Vingt-quatrième se couvrit d'un voile de papelardise.
« Disons que si... vous vous introduisiez discrètement cette nuit dans les appartements de dame Sibrit, vous seriez peut-être étonné de son accueil...
— Comment ces prétendus amis auraient-ils eu vent des sentiments intimes de cette dame ? gronda l'empereur. N'est-elle pas protégée, comme vous, comme moi, de toute violation de l'esprit ?
— Ils n'ont pas contrevenu au code d'honneur de la Protection, mon seigneur, si c'est cela qui vous tracasse. Leurs perceptions subtiles leur ont soufflé cette information. Ils ont voulu vous en faire part pour vous être agréables et vous montrer, par le même temps, comment certaines réalités échappent à l'attention du connétable. Cette expérience ne constituerait-elle pas la preuve formelle que vous réclamez ?
— En bon kreuzien, je croyais que l'Eglise réprouvait ce genre de conduite ! Que vous, le Pasteur Infaillible, m'exhortiez à me glisser dans le lit d'une dame, voilà qui ne manquerait pas de faire jaser si un tel conseil s'ébruitait en cour !
— Les dogmes sont prescrits pour les courtisans et le peuple, mon seigneur, pas pour les empereurs ! Seule l'expansion de l'Eglise nous importe. Nous restons persuadé que si tout se passe selon notre prédiction, vous serez amené à nous écouter d'une oreille favorable... »
Les doigts de Menati Ang s'entortillèrent de nouveau autour de sa mèche brune.
« Eh bien, soit ! J'y consens, Votre Sainteté, dit-il dans un souffle. J'essaierai donc de forcer la porte de la belle ! J'espère que vous mesurez les conséquences d'un éventuel échec ! Je serais ridiculisé à vie, et vous... vous... Il est temps pour moi de me rendre à cette soirée de poésie élégiaque. Je me dois de paraître aux yeux de l'univers. M'y accompagnerez-vous ? La merveilleuse Artélit de Mesgom déclamera elle-même !
— Si vous nous y autorisez, mon seigneur, nous préférons nous retirer dans le silence de notre palais épiscopal où un écrasant labeur nous attend. Nous nous reverrons demain au lever du premier jour et vous nous confesserez alors vos péchés de la nuit qui, quels qu'ils soient, vous sont d'ores et déjà pardonnés ! »
Barrofill le Vingt-quatrième se leva avec peine de son fauteuil et sortit de la petite salle des réceptions privées de cette démarche dandinante qui le faisait étrangement ressembler à un salier huppé. Sitôt la porte franchie, ses protecteurs lui emboîtèrent le pas. Protecteurs, un mot qui ne voulait plus dire grand-chose ! Mais, si les investigations d'Harkot dans l'esprit de dame Sibrit étaient justes, le Pasteur Infaillible venait de sauvegarder l'essentiel : sa propre vie.
L'inquisiteur qui avait été chargé de suivre mentalement la conversation en transmettait déjà la teneur à Harkot, lequel, à l'autre bout du palais, dans l'une des antichambres des appartements de dame Sibrit, attendait tranquillement la suite des opérations, parfaitement dissimulé sous l'ample capuchon de l'acaba blanche des protecteurs.
CHAPITRE XXII
T'ai-je déjà dit, mon aimé,
Combien je te sais gré d'avoir ouvert
Les portes de mon cœur ?
Sais-tu bien que sans toi, mon aimé,
J'aurais passé ma vie entière
Dans la cage étriquée de ma raison ?
T'ai-je déjà rappelé, mon aimé,
Comment tu terrassas le monstre cruel
Qui vivait à l'intérieur de moi ?
Ignores-tu que c'est, mon aimé,
Grâce à toi que mes yeux purent
Distinguer la vérité de l'illusion ?
T'ai-je déjà fredonné, mon aimé,
Les louanges et merveilles de toi
Qui fus mon guide en innocence ?
Connais-tu la force, mon aimé,
De mon torrent d'amour pour toi,
Qui dans l'océan de l'infini se jette ?
T'ai je, mon aimé, déjà chanté tout cela ?
Poème populairement attribué à Naïa Phykit